Ces tâches, qui donnent un sens à la vie, sont différentes pour chaque personne et à chaque moment. Il est donc impossible de définir le sens de la vie d’une manière générale. On ne peut répondre aux questions concernant le sens de la vie par des généralisations hâtives. La «vie» n’est pas quelque chose de vague; elle est, au contraire, très réelle et très concrète ; et les tâches de la vie sont très réelles et très concrètes elles aussi. Elles dessinent le destin de l’humain, et chaque destin est unique et différent. On ne peut comparer ni les personnes ni les destins. Aucune situation ne peut se répéter et chaque situation exige une réponse particulière. Parfois, la situation dans laquelle une personne se trouve exige qu’elle ait recours à l’action pour façonner son propre destin. D’autres fois, il est plus avantageux pour elle de s’adonner à la contemplation et de s’accomplir dans la spiritualité. Parfois, la personne doit tout simplement accepter le destin et assumer sa souffrance. Ce qui caractérise chaque situation est son unicité; il n’y a qu’une seule bonne réponse au problème que nous pose une situation particulière.
Lorsqu’une personne se rend compte que son destin est de souffrir, sa tâche devient alors d’assumer sa souffrance. Il doit reconnaître que, même dans la souffrance, elle est seule et unique au monde. Personne ne la soulagera de ses peines ou ne les endurera à sa place. Sa chance unique réside dans la façon dont elle portera son fardeau.
Pour nous, les prisonniers, ces pensées n’étaient pas des spéculations éloignées de la réalité, c’étaient les seules pensées qui pouvaient nous venir en aide. Elles nous protégeaient du désespoir, même si nos chances de survie nous paraissaient très minces. Nous avions depuis longtemps cessé de nous demander si la vie avait un sens, une question plutôt naïve qui sous-entend que la vie se réalise et se justifie par une quelconque création. Pour nous, le sens de la vie embrassait les grands cycles de la vie, de la souffrance et de la mort.
Aussitôt que la signification de la souffrance nous avait été révélée, nous refusions de minimiser ou d’alléger les tortures qu’on nous infligeait au camp en les ignorant ou en entretenant des illusions et un optimisme artificiel. La souffrance était devenue une tâche dont nous ne nous détournions plus. Nous connaissions ses possibilités cachées, celles qui allaient nous permettre de nous accomplir, ces possibilités qui incitèrent le poète Rilke à écrire : « Que de souffrances à assumer ! ».
Nous avions un nombre incalculable de souffrances à assumer. Il nous était donc nécessaire d’y faire face, et de limiter autant que possible nos moments de faiblesse. Quant à notre envie de pleurer, il fallait que nous la surmontions, sans en avoir honte cependant, car pleurer atteste du plus grand des courages, celui de souffrir. Très peu de prisonniers comprenaient cela. Certains n’avouaient même qu’avec honte qu’ils avaient parfois pleuré, comme ce camarade qui, lorsque je lui ai demandé comment il s’était remis de son œdème, m’a répondu : « Les larmes m’ont servi d’exutoire. »
V.Frankl Découvrir un sens à sa vie (Ed de l’homme 2006, p.83sq)