Découvrir un sens à une vie sans avenir

Massada11

Découvrir un sens à une vie sans avenir
Un homme qui se laissait dépérir parce qu’il ne pouvait se donner un but s’abandonnait alors à des pensées rétrospectives. Nous avons déjà parlé de cette tendance qu’avait le prisonnier à se pencher sur le passé afin de mieux supporter le présent horrible auquel il était voué. Mais il y avait un certain danger à priver le présent de sa réalité. Car on négligeait ainsi l’occasion, qui existait réellement, de tirer de la vie au camp des leçons positives. Le fait de ne pas croire à cette « existence provisoire » explique en grande partie pourquoi certains prisonniers perdaient leur emprise sur la vie. Ils étaient persuadés que toute lutte, toute résistance étaient devenues inutiles. Ils oubliaient ainsi que c’est précisément ce genre de situation exceptionnellement difficile qui donne à l’homme l’occasion de parvenir à une spiritualité plus accomplie. Au lieu de considérer les difficultés auxquelles ils devaient faire face comme une épreuve de courage, ils cessaient de prendre leur vie au sérieux et en méprisaient la soi-disant futilité. Ils préféraient fermer les yeux et vivre dans le passé. La vie, pour eux, avait perdu son sens.
Peu de gens sont capables de parvenir à une grande spiritualité. Cependant, quelques prisonniers ont eu l’occasion de s’élever grâce à leur attitude face à leurs souffrances et la perspective de leur mort prochaine. Ils n’auraient pu dans des circonstances ordinaires atteindre ce sommet. Tandis qu’à tous les autres, c’est-à-dire les médiocres et les indifférents, auraient pu s’appliquer cette remarque de Bismarck : « La vie, c’est comme chez le dentiste. On croit toujours qu’on n’a pas encore vu le pire, et pourtant le pire est passé. » En d’autres mots, on pourrait dire que la plupart des prisonniers des camps croyaient que leurs véritables possibilités de se réaliser étaient perdues. Pourtant, l’occasion et les défis étaient là. On pouvait ou bien transformer ses expériences vécues en triomphes, faire de sa vie une victoire sur soi-même, ou bien ignorer tout simplement ces défis et végéter.
Tout effort pour combattre l’influence psychopathologique du camp sur le prisonnier en employant des méthodes psychothérapeutiques ou d’hygiène mentale avait pour objet de lui faire retrouver sa force intérieure en le guidant vers un but à poursuivre. Certains prisonniers essayèrent instinctivement d’en trouver un par eux-mêmes. Une des caractéristiques de l’humain est qu’il ne peut vivre sans penser à l’avenir. Et c’est cela qui le sauve dans les moments les plus difficiles, bien qu’il doive parfois se conditionner pour être capable d’assumer les tâches qu’il s’est imposées.
Je me souviens d’une expérience personnelle particulièrement douloureuse. Mes pieds, mal protégés par des chaussures trouées, étaient couverts d’horribles plaies. Je me traînais, tant bien que mal, dans une longue colonne de prisonniers. Nous avions à parcourir les quelques kilomètres qui séparaient le camp de notre lieu de travail. Des vents glaciaux nous cinglaient le visage, nous coupant littéralement la peau par endroits. J’étais préoccupé par les innombrables petites misères de notre pitoyable existence. Qu’y aurait-il à manger pour souper ? Si on augmentait ma ration d’un bout de saucisson, devrais-je l’échanger contre un morceau de pain? Devrais-je troquer ma dernière cigarette, qui me restait d’une récompense reçue une quinzaine de jours auparavant, contre un bol de soupe? Comment obtenir un morceau de fil de fer pour remplacer celui qui me servait de lacet ? Arriverais-je à temps dans mon groupe de travail habituel, ou me verrais-je obligé de me joindre à une équipe dont le contremaître était reconnu pour sa brutalité ? Que faire pour me gagner les bonnes grâces du capo qui pourrait m’aider à obtenir du travail dans le camp et me dispenser de cette longue et terrible marche quotidienne ?
J’étais dégoûté de me trouver dans une situation qui m’obligeait à penser constamment à ces détails banals. Je me suis efforcé de porter mon attention sur d’autres sujets. Soudain je me suis vu sur l’estrade d’une salle de conférence. Il y régnait une atmosphère chaude et agréable. Devant moi, des spectateurs attentifs étaient assis sur des sièges confortables et capitonnés. Je donnais une conférence sur la psychologie des prisonniers des camps de concentration! Je décrivais, je revoyais, j’expliquais d’un point de vue scientifique et détaché tout ce qui m’avait opprimé à ce moment-là. Grâce à cette méthode, je suis parvenu à m’élever au-dessus de la situation, au-dessus des souffrances du moment, et je les ai observées comme des choses du passé. Je suis devenu le sujet d’une étude psychologique scientifique. Spinoza a dit dans son Éthique : «La souffrance cesse d’être souffrance sitôt que l’on s’en forme une représentation nette et précise. »

V.Frankl Découvrir un sens à sa vie (Ed de l’homme 2006, p.78sq)

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