L’humour pour dépasser les événements

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Si le lecteur s’étonne de ce que l’on pouvait s’adonner à de telles activités dans un camp de concentration, il sera sans doute encore plus étonné d’apprendre qu’on pouvait y trouver des gens qui n’avaient pas complètement perdu le sens de l’humour. Même s’ils ne le manifestaient qu’assez rarement, cet humour était une arme défensive très efficace. On sait que l’humour aide à garder une certaine distance à l’égard des choses et qu’il permet de se montrer supérieur aux événements, ne serait-ce que quelques instants. Je m’étais ingénié à développer cette faculté chez un ami avec qui je travaillais sur un chantier de construction. Nous nous étions promis d’inventer au moins une histoire amusante par jour, dont le sujet devait être basé sur ce qui allait nous arriver après notre libération. Mon ami avait jadis été assistant chirurgien dans un grand hôpital. Un jour, j’ai essayé de le faire rire en lui décrivant ce qui se passerait lorsqu’il reprendrait son ancien travail et qu’il aurait parfois l’impression de se trouver encore au camp. Le contremaître, sur le chantier de construction, nous ordonnait sans cesse de travailler plus rapidement, surtout lorsque le surveillant faisait sa tournée d’inspection : « Plus vite ! Plus vite ! » criait-il. J’ai dit à mon ami : « Un jour, tu seras de retour à la salle d’opération, en train d’opérer quelqu’un à l’abdomen lorsque, soudain, un garçon de salle entrera à toute vitesse pour annoncer le chirurgien en chef. Il surgira dans la salle

d’opération en criant: «Plus vite ! Plus vite ! »
Les autres prisonniers étaient parfois très drôles quand ils parlaient de l’avenir. Ils imaginaient, par exemple, que lorsque l’hôtesse leur servirait le potage, lors d’un dîner, ils se croiraient toujours au camp et la prieraient d’aller «bien au fond de la marmite».
Le sens de l’humour ou cette capacité de voir les choses avec une certaine distance s’acquiert en maîtrisant l’art de vivre. Même si la souffrance est omniprésente, il est possible de pratiquer cet art de vivre dans un camp de concentration.
Ce sont souvent les petites choses qui font le bonheur. Et ici je ne peux m’empêcher de penser à ce voyage dont j’ai parlé tout à l’heure, celui d’Auschwitz à Mauthausen. Nous craignions tous de nous retrouver à Mauthausen, et, à mesure que nous approchions d’un certain pont sur le Danube, nous étions de plus en plus inquiets. Selon les dires de certains prisonniers qui avaient beaucoup voyagé, le train devait traverser ce pont pour se rendre à Mauthausen. Inutile de dire que lorsque les prisonniers se sont aperçus que le convoi ne traversait pas le pont mais se dirigeait vers Dachau, ils se sont mis à sauter de joie. Une scène inimaginable.
Nous sommes arrivés au camp épuisés, après avoir voyagé pendant deux jours et trois nuits. Il n’y avait pas assez de place dans le convoi pour que tout le monde puisse s’asseoir. La plupart d’entre nous avions été obligés de nous tenir debout tout au long du trajet, tandis que certains prisonniers s’asseyaient à tour de rôle sur les petits tas de paille imprégnés d’urine. À notre arrivée dans ce camp relativement petit (deux mille cinq cents personnes), nous avons appris une bonne nouvelle : le camp n’avait ni chambres à gaz ni fours crématoires ! Nous ne courions donc aucun danger d’être gazés immédiatement à notre arrivée et nous ne le serions que si l’on organisait un convoi de malades pour Auschwitz. Cette heureuse surprise nous a tous mis de bonne humeur. Le rêve du gardien de notre baraque à Auschwitz s’était réalisé: on s’était retrouvés dans un camp où il n’y avait pas de « cheminée » comme à Auschwitz. Malgré toutes les difficultés auxquelles nous avons dû faire face durant les heures qui suivirent, nous étions plutôt enclins à rire et à blaguer.
Lorsqu’on nous a comptés, on s’est aperçu que l’un des prisonniers manquait. Il nous a fallu attendre, en dépit de la pluie et du froid, jusqu’à ce qu’on retrouve le disparu. On l’a découvert dans une baraque où, mort de fatigue, il s’était endormi. Par mesure de représailles, on nous a fait faire des exercices militaires. Nous avons passé toute la nuit et une partie de la matinée dehors. Malgré cela, nous étions tous très heureux, même gelés et trempés jusqu’aux os, sans compter la fatigue du voyage. Il n’y avait pas de cheminée dans le camp, et Auschwitz nous paraissait bien loin !

V. Frankl Découvrir un sens à sa vie (Ed de l’homme 2006, p.52sq

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