La beauté qui soutient la vie

2013-08-08 18.19.30Grâce à sa vie intérieure, le prisonnier pouvait se protéger du vide, de la désolation et de la pauvreté spirituelle de son existence. Il appelait le passé à la rescousse. En donnant libre cours à son ima­gination, il se rappelait certains événements, souvent sans importance, de sa vie d’avant. Les regrets qu’il éprouvait alors glorifiaient en quelque sorte ces souvenirs, et il arrivait même qu’ils revêtent un caractère un peu étrange. Ces événements faisaient partie d’un monde qui semblait révolu et le prisonnier s’y accrochait avec nostalgie. Parfois, je m’imaginais assis dans un autobus, ou bien ouvrant la porte de mon appartement, ou répondant au téléphone, ou allumant les lumières. Nos pensées tournaient souvent autour de tels détails, de tels souvenirs, qui nous faisaient parfois venir les larmes aux yeux.
Lorsque le détenu s’abandonnait à sa vie intérieure, il éprouvait, entre autres, un sentiment de gratitude vis-à-vis de la beauté de la nature. C’est grâce à cela qu’il oubliait parfois sa misère. Si, lors de notre voyage d’Auschwitz à un camp bavarois, quelqu’un avait pu voir l’expression de nos visages à travers les barreaux de la fenêtre du wagon lorsque nous contemplions les montagnes et leurs cimes rayonnantes dans le coucher du soleil, il n’aurait jamais cru que les hommes qu’il voyait avaient perdu tout espoir de survivre et de retrouver leur liberté. En dépit, ou peut-être à cause de cela, nous étions transfigurés par la beauté de la nature, dont nous avions été privés si longtemps. Il arrivait qu’un prisonnier attire l’attention d’un compagnon de travail sur un merveilleux coucher de soleil brillant à travers les grands arbres de la forêt bavaroise (nous pensions alors à la célèbre aquarelle de Durer), dans cette même forêt où nous avions construit, dans un lieu quasi désert, une énorme usine de muni­tions. Un soir, tandis que nous étions couchés sur nos grabats, morts de fatigue, un de nos compagnons est entré précipitamment et nous a exhortés à nous rendre au lieu de rassemblement pour voir le coucher de soleil. Nous l’avons suivi. Dans la cour, nous avons découvert le ciel qui, à l’ouest, était couvert de nuages de formes diverses et aux couleurs chatoyantes allant du bleu métallique au rouge sang. Quel contraste avec les baraques grises et maussades, tandis qu’ici et là des flaques d’eau éparpillées sur le sol boueux reflétaient le ciel embrasé ! Au bout de quelques minutes, émouvantes de silence, un prisonnier a dit à celui qui se trouvait à côté de lui : « Comme le monde pourrait être merveilleux ! »
Un jour, nous travaillions dans une tranchée. Tout était gris autour de nous : le ciel, la neige sur laquelle luisait la pâle lumière de l’aube, les haillons dont les prisonniers étaient couverts, leurs visages. Je conversais peut-être en moi-même avec ma femme, ou alors je m’interrogeais sur le sens de ma souffrance ou sur le pourquoi de cette mort lente. Tandis que mon être protestait de toutes ses forces contre l’imminence d’une mort injustifiée, j’ai senti que mon âme transperçait la grisaille et la mélancolie environnantes. J’ai senti qu’elle transcendait ce monde sans espoir et dénué de sens, et j’ai entendu, quelque part au fond de moi-même, un « oui» victorieux en réponse à ma question concernant l’existence d’un but ultime. Au même moment, une lumière s’est allumée, dans ce matin gris, dans une ferme lointaine qui se dressait à l’horizon comme si elle y avait été peinte. Et la lumière a brillé dans les ténèbres. Je me suis remis à piocher la terre gelée. Un garde est passé près de moi et m’a insulté. Je ne l’ai pas entendu. J’avais repris mon dialogue interrompu avec ma bien-aimée. Je sentais de plus en plus sa présence; elle était avec moi. J’avais l’impression que j’allais la toucher, lui prendre la main. Cette sensation était très intense : ELLE était LÀ. Un oiseau est venu se percher sur le monticule de terre que j’avais creusé; ses petits yeux vifs se sont posés sur moi. Il m’a regardé longuement.

V. Frankl Découvrir un sens à sa vie (Ed de l’homme 2006, p.49sq)

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