Malgré le caractère primitif incontournable de la vie en camp de concentration, le prisonnier pouvait y mener une vie spirituelle très riche. Les êtres sensibles, dont la vie était auparavant entièrement consacrée à des activités intellectuelles, souffraient certes beaucoup (ils étaient souvent d’une constitution plus délicate), mais leur vie intérieure en sortait pratiquement indemne. Grâce à elle, ils pouvaient échapper à l’enfer du camp et retrouver leur liberté spirituelle. Cela explique pourquoi les prisonniers moins vigoureux étaient mieux équipés pour survivre aux conditions de vie du camp que les natures robustes. Pour me faire comprendre plus clairement, je ferai appel à certaines expériences personnelles et à ce qui m’est arrivé un matin, alors que je marchais vers notre lieu de travail avec mes camarades.
Les ordres retentissaient : « Détachement, en avant marche ! Gauche-2-3-4 ! Gauche-2-3-4 ! Gauche-2-3-4 ! Le premier homme, demi-tour, et gauche et gauche et gauche ! Enlevez vos casquettes ! » (J’entends ces ordres comme si c’était hier !) L’ordre « Enlevez vos casquettes » retentissait au moment où nous sortions du camp. Les projecteurs étaient braqués sur nous. Quiconque ne marchait pas assez vite recevait des coups. Et malheur à celui qui, à cause du froid, avait remis sa casquette et l’avait rabattue sur ses oreilles avant que la permission ne lui en soit donnée.
Nous marchions dans le noir, sur l’unique route qui partait du camp, pataugeant dans des flaques d’eau et trébuchant sur de grosses pierres. Les gardes, qui ne cessaient de crier, nous faisaient avancer à coups de crosse. Les prisonniers qui avaient les pieds endoloris s’appuyaient sur le bras d’un voisin. On n’entendait pas un seul mot; le vent glacial n’encourageait pas la conversation.
V.Frankl Découvrir un sens à sa vie (Ed de l’homme 2006, p.46sq)