L’art pour oublier
Était-il possible de se livrer à des manifestations artistiques dans un camp de concentration? Cela dépend de ce qu’on entend par «art». De temps à autre, les prisonniers improvisaient une sorte de cabaret. On débarrassait une baraque, on y rassemblait quelques bancs et on élaborait un programme. Et le soir, ceux qui occupaient, à l’intérieur du camp, des positions privilégiées, les capos et les prisonniers qui ne travaillaient pas au-dehors, s’y réunissaient. Histoire de rire, ou de pleurer un peu parfois; bref, d’essayer d’oublier. On chantait des chansons, on récitait des poèmes, on se racontait des blagues ou on tenait des propos satiriques sur le camp. Tout cela pour oublier notre sort pendant quelques instants. Ces cabarets connaissaient un tel succès que certains prisonniers, malgré leur fatigue et le fait qu’ils manquaient le repas du soir pour y assister, venaient y passer leurs soirées.
Lorsqu’on servait la soupe, qui ne coûtait pas grand-chose aux entrepreneurs qui nous la fournissaient tant elle était claire, il nous était permis, pendant la demi-heure consacrée au repas sur le chantier de travail, de nous rassembler dans la salle des machines. Avant d’y entrer, chaque prisonnier recevait une louche de soupe liquide. Tandis que nous la buvions avidement, l’un des nôtres montait sur un baril et se mettait à chanter des airs d’opéras italiens. Ces chansons nous plaisaient énormément, et le chanteur était certain de recevoir une double ration, venant directement « du fond de la marmite», c’est-à-dire avec beaucoup de pois !
Il y avait, pour les prisonniers, quelque chose de grotesque à s’engager dans une activité artistique. Je dirais que le véritable effet que produisait tout ce qui se rattachait à l’art n’était que le résultat du contraste entre la représentation et ce qui se passait à l’arrière-plan. Je me souviendrai toujours de ma deuxième nuit à Auschwitz où j’ai été éveillé d’un sommeil profond par de la musique. Le gardien de la baraque donnait, ce soir-là, une petite réception dans sa chambre, qui se trouvait près de l’entrée, réception à laquelle il avait invité plusieurs de ses amis. Un peu ivres, ceux-ci s’étaient mis à chanter quelques rengaines. Soudain, dans le silence, et au plus profond de la nuit, un violon a élevé sa voix plaintive. Quelqu’un s’était mis à jouer un tango, une musique peu commune et d’une grande originalité. L’instrument frémissait comme un cœur affligé, ce qui exacerbait ma tristesse. Ce jour-là une personne que je connaissais célébrait son vingt-quatrième anniversaire. Cette personne avait été assignée à une autre partie du camp, peut-être à quelque cent mètres de distance seulement et, malgré cela, je n’avais aucun moyen d’entrer en contact avec elle. Cette personne était ma femme.
V. Frankl Découvrir un sens à sa vie (Ed de l’homme 2006, p.51sq)